Journaliste - Parlons encore quelques instants de théâtre si vous le voulez bien : vous avez vécu toute une partie de votre vie en exil à Guernesey, vous aviez un pied en Angleterre l'autre en France, si vous deviez aujourd'hui choisir entre Shakespeare et Molière, quel serait votre choix ?
Victor Hugo - Shakespeare. Mettez la statue du commandeur en présence du spectre de Hamlet. Molière ne croit pas à sa statue, Shakespeare croit à son spectre. Shakespeare a l'intuition qui manque à Molière. La statue du commandeur, ce chef-d'œuvre de la terreur espagnole, est une création bien autrement neuve et sinistre que le fantôme d'Elseneur ; elle s'évanouit dans Molière. Derrière l'effrayant soupeur de marbre, on voit le sourire de Poquelin. Et il y a à cette table du Festin de Pierre, si peu d'horreur et si peu d'enfer qu'on prendrait volontiers un tabouret entre Don Juan et la statue. Shakespeare, avec moins, fait beaucoup plus. Pourquoi ? Parce qu'il ne ment pas ; parce qu'il est tout le premier saisi par sa création. Il frissonne de son fantôme et il vous en fait frissonner.
Journaliste - Et si vous deviez choisir parmi ses pièces ?
Victor Hugo - Hamlet, Othello, Lear.
Hamlet ? Le doute conseillé par un fantôme, voilà Hamlet. Hamlet a vu son père mort et lui a parlé ; est-il convaincu ? Non, il hoche la tête. Que fera-t-il ? Il n’en sait rien. Avez-vous jamais eu en dormant le cauchemar de la course ou de la fuite, et senti l’ankylose de vos genoux, la pesanteur de vos bras, l’horreur de vos mains paralysées, l’impossibilité du geste ? Ce cauchemar, Hamlet le subit éveillé. Cependant toute une moitié de Hamlet est colère, emportement, outrage, ouragan. Par moments son inaction s’entr’ouvre, et de la déchirure il sort des tonnerres.
Othello ? C’est la nuit. Othello a pour clarté et pour folie Desdemona. Aussi comme la jalousie lui est facile ! Il est grand, il est auguste, il est majestueux, il est au-dessus de toutes les têtes, il a pour cortège la bravoure, la bataille, la fanfare, la bannière, la renommée, la gloire, il a le rayonnement de vingt victoires, il est plein d’astres, cet Othello, mais il est noir. À côté d’Othello, qui est la nuit, il y a Iago, qui est le mal. La nuit n’est que la nuit du Monde, le mal, c’est la nuit de l’âme. Iago près d’Othello, c’est le précipice près du glissement, « Par ici ! », dit-il tout bas. Le piège conseille la cécité et Desdemona, épouse de l’homme Nuit, meurt étouffée par l’oreiller, qui a eu le premier baiser et qui a le dernier souffle.
Mais Lear, c’est la maternité de la fille sur le père ; Lear, c’est l’homme courbé. Il ne fait que changer de fardeaux, toujours plus lourds. Plus le vieillard faiblit, plus le poids augmente. Il porte d’abord l’empire, puis l’ingratitude, puis l’isolement, puis le désespoir, puis la faim et la soif, puis la folie, puis toute la nature.
La lueur s’éteint, la raison se décourage et s’en va, Lear est en enfance.
Ah ! Il est enfant, ce vieillard. Eh bien ! Il lui faut une mère. Sa fille paraît.
Cordelia nourrit Lear d’amour, de respect, d’espérance. Lear, convalescent, remonte, et, de degré en degré, retrouve la vie. L’enfant redevient un vieillard, le vieillard redevient un homme. Et le voilà heureux, ce misérable. C’est sur cet épanouissement que fond la catastrophe. Hélas, il y a des traîtres, il y a des parjures, il y a des meurtriers. Cordelia meurt. Rien de plus navrant. Le vieillard s’étonne, il ne comprend plus, et, embrassant ce cadavre, il expire.
Ce désespoir suprême lui est épargné de rester derrière elle parmi les vivants, pauvre ombre, tâtant la place de son cœur vidé et cherchant son âme emportée par ce doux être qui est parti.
Tu as bien fait, poète, de tuer ce vieillard. (William Shakespeare (Deuxième Partie, Livre II))