"Une idée m'a traversé l'esprit. Serait-ce une lueur?

Deux hommes parlent de la vie future. L'un l'affirme, l'autre la nie. L'un dit : — La mort n'est pas; mon moi persistera : je sens en moi l'immortalité; je m'appelle âme. L'autre dit : — Il n'y a rien après la mort ; mon moi sera mangé des vers ; je mourrai tout entier; je ne sens pas en moi de lendemain ; je m'appelle cendre. — Au nom de quoi parlent ces deux hommes? Au nom du sens intime. L'affirmation de l'un et la négation de l'autre n'ont d'autre source que l'intuition. Le sens intime, l'innéité même, la grande voix sacrée, qui chuchote mystérieusement à l'oreille de toute âme. Dans le cas présent, cette voix se contredit; à l'oreille de l'un elle dit : immortalité ; à l'oreille de l'autre, elle dit : néant; elle révèle à la première conscience le contraire de ce qu'elle déclare à la seconde. Serait-il possible que ces hommes disent vrai tous les deux?

 

Dante vient d'écrire deux vers. Pendant qu'il songe accoudé, le premier vers dit au second : Sais-tu, frère ? nous sommes immortels ! je sens en moi la durée éternelle; nous venons d'éclore pour la gloire ; j'ai la conscience que je traverserai les siècles. — Le deuxième répond : Quel rêve! je sens que je ne traverserai pas un jour; j'ai en moi la mort ; je ne suis pas.

En ce moment, Dante sort de sa rêverie, prend sa plume, relit ses deux vers, et efface le second. Tous les deux avaient raison. Y aurait-il des ébauches d'âme qui se sentent ébauches, des embryons de moi destinés à la refonte, des êtres essayés, qui disparaîtront dans le néant et qui en ont conscience? Y aurait-il des hommes que Dieu rature?"

 

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