"Toute prison a un prisonnier qu’on appelle le dessinateur. [... ] Pour être dessinateur, est-il besoin de savoir le dessin ? Nullement. Un bout de banc pour s’asseoir, un coin de mur pour s’adosser, un crayon de mine de plomb, un carton lié avec de la tresse, une petite hampe avec une aiguille pour pointe, un peu d’encre de Chine ou de sépia, un peu de bleu de Prusse et un peu de vermillon dans trois vieilles cuillers de hêtre fêlées, voilà le nécessaire ; savoir dessiner est le superflu. Les voleurs aiment les enluminures comme les enfants et le tatouage comme les sauvages. Le dessinateur, au moyen de ses trois cuillers, satisfait au premier de ces besoins, et, au moyen de son aiguille, au second. On le paye avec une «gobette» de vin.

 

Or il arrive ceci : tels ou tels prisonniers manquent de tout, ou simplement veulent vivre plus à l’aise. Ils font groupe, viennent trouver le dessinateur, lui offrent leur quart ou leur gamelle, lui apportent une feuille de papier, et lui commandent un bouquet. Il doit y avoir dans le bouquet autant de fleurs qu’il y a de prisonniers dans le groupe. S’ils sont trois, il y a trois fleurs. Chaque fleur est accostée d’un numéro, ou, si on l’aime mieux, ornée d’un chiffre, qui est le chiffre d’écrou du prisonnier. Le bouquet fait, grâce à ces insaisissables correspondances de prison à prison qu’aucune police ne peut empêcher, ils l’envoient à Saint-Lazare. Saint-Lazare est la prison des femmes, et, là où il y a des femmes, il y a de la pitié. Le bouquet circule de main en main parmi les malheureuses que la police détient administrativement à Saint-Lazare ; et, au bout de quelques jours, l’infaillible poste aux lettres secrètes fait savoir à ceux qui l’ont envoyé que Palmyre a choisi la tubéreuse, que Fanny a préféré l’azalée, et que Séraphine a adopté le géranium. Jamais ce lugubre mouchoir n’est jeté à ce sérail sans être ramassé.

 

A dater de ce jour, ces trois bandits ont trois servantes qui sont Palmyre, Fanny et Séraphine. Les détentions administratives sont relativement courtes. Ces femmes sortent de prison avant ces hommes. Et que font-elles ? elles les nourrissent. En style noble : providences ; en style énergique : vaches à lait.

 

La pitié s’est faite amour. Le cœur féminin a de ces greffes sombres. Ces femmes disent : Je suis mariée. Elles sont mariées en effet. Par qui ? par la fleur. Avec qui ? avec l’abîme. Elles sont les fiancées de l’inconnu. Fiancées enivrées et enthousiastes. Pâles Sunamites du songe et du brouillard. Quand le connu est si odieux, comment ne pas aimer l’inconnu ? Dans ces régions nocturnes, et avec les vents de dispersion qui y soufflent, les rencontres sont presque impossibles. On se rêve. Jamais probablement cette femme ne verra cet homme. Est-il jeune ? est-il vieux ? est-il beau ? est-il laid ? Elle n’en sait rien. Elle l’ignore. Elle l’adore. Et c’est parce qu’elle ne le connaît pas qu’elle l’aime. L’idolâtrie naît du mystère. Cette femme flottante veut un lien. Cette éperdue a besoin d’un devoir. Le gouffre, parmi son écume, lui en jette un ; elle l’accepte. Elle s’y dévoue. Ce mystérieux bandit changé en héliotrope ou en iris devient pour elle une religion. Elle l’épouse devant la nuit. Elle a pour lui mille petits soins de femme ; pauvre pour elle-même, elle est riche pour lui ; elle comble ce fumier de délicatesses. Elle lui est fidèle de toute la fidélité qu’elle peut encore avoir. La corruption dégage l’incorruptible. Jamais cette femme ne manque à cet amour. Amour immatériel, pur, éthéré, subtil comme l’haleine du printemps, solide comme l’airain.

 

Une fleur a fait tout cela."

Reliquat des Misérables